Christian Jegourel : « Le Net n’est pas la solution »

La place grandissante faite aux médias sur la toile transforme profondément les fondements de la profession. Un processus de refonte doit être enclenché pour sauver le système.

 

Rue89, Bakchich, des noms évocateurs pour les internautes mordus d’actu. Depuis 1995 et le Web 2.0, chacun peut ouvrir son site d’actualité. Un phénomène accentué avec Twitter ou Facebook. Pour cause, 59% des Français considèrent Internet comme une source d’information importante[1]. Rapidité, flot continu et large choix assurent le succès de la Toile. Pourtant, 61% des Français l’estiment complémentaire des journaux. Malgré la baisse de 1.7% de la diffusion mondiale en 2009, 1,7 milliard de personnes lisent tous les jours le journal. 25% des adultes dans le monde. Un engouement pour la presse en ligne non propre aux internautes. La publicité considère le Net comme une source sure de revenus. Google contrôle 65% de ces recettes, liées pour la plupart aux recherches. Mais si Internet satisfait publicistes et lecteurs, les grands perdants sont les journalistes qui doivent céder l’analyse au factuel dans une course mondiale à la gratuité. « Le consommateur a pris le pouvoir. Il dicte quand et combien il veut payer nos produits. » La remarque de Bob Iger, directeur du géant Walt Disney aux 17 milliards de dollars de chiffre d’affaires, s’applique aussi à la presse.

Christian Jegourel est consultant stratégie média télécom internet. Il est le fondateur du portail de magazines internet collaboratifs et communautairesYouVox et auteur d’un essai libre, Les convergences Média Télécom Internet.

Internet joue un rôle certain dans la décroissance des journaux mais est-il devenu un « mass media » à l’instar de la télévision ?  

La différence de coûts entre Internet le print est un rapport d’un à trois. Le Web ne comporte pas d’impression notamment et il faut compter la banalisation de la consommation numérique depuis les années 2000. Mais si aujourd’hui 75% des Français ont un ordinateur, seulement 75% d’entre eux l’utilisent quotidiennement. Un média de masse, comme la télévision, touche 98% de la population en moins de 5 jours. On en est loin. L’inflation du prix des journaux, 1.50€ pour un quotidien, 4€ pour un magazine, due aux coûts de production et aux baisses des ventes, pose un vrai problème. L’actualité n’est pas vitale d’où le déclin.

La facilité de trouver des informations sur le Web et la baisse de la demande d’actualité signent-ils la fin du journalisme?

On aura toujours besoin de journalistes. Il faut une profonde refonte du métier. Parce que journaliste est un métier, le terme « journaliste citoyen » est un non-sens. Un bloggeur n’est pas journaliste, il n’a pas les techniques. En 20 ans, le journaliste est passé de plaque tournante de l’information à manager car la situation économique veut qu’il anime une communauté de rédacteurs pour réduire les coûts. Le Watergate ne pourrait plus sortir à cause du cout des reportages. Ils mobilisent des effectifs, engendrent des dépenses. Une réforme doit s’opérer. Il faut choisir entre prendre un parapluie ou se mouiller, parce qu’on ne peut pas arrêter la pluie. Il y aura beaucoup de perdants mais ceux qui resteront seront plus polyvalents. On doit arriver à des reportages globalisés, fabriqués par une communauté d’individus puis diffusés massivement, comme des séries.

Il faut des journalistes mais les journaux manquent de moyens. Faut-il en arriver à des méta groupes de presse ?

Alain Weill a fait une bêtise en rachetant BFM Radio et je lui ai dit qu’il n’arriverait pas à relever le groupe. La France compte trois gros groupes de presse. Il ne s’agit pas de n’en faire qu’un mais d’une mutualisation. Partager les ressources avec des journaux francophones. Créer des réseaux sociaux interprofessionnels où des équipes ad hoc monteraient des reportages pour plusieurs médias. Aux Etats-Unis, deux groupes de presse concurrents partagent la même imprimerie et n’envoient parfois qu’un journaliste. Ils se transmettent les informations car le bassin d’émission est suffisamment grand pour qu’ils puissent tous deux perdurer. Je ne parle pas de l’indépendance des journalistes qui n’existe déjà plus en France, avec un milliard d’euros d’aide à la presse. Il faut un système à la NextRadioTV avec des journalistes polyvalents pour contrer les coûts fixes.

Hersant Média évoque -15% de revenus publicitaires sur l’ensemble des médias, est-ce plausible ?

Plus que plausible, sous-estimé. Je pensais à 20%. Mais c’est très hétéroclite. Les premiers touchés par cette baisse sont les magazines car moins nécessaires. Certains affichent des pertes de 38% ; d’autres 3%. Seule la télévision progresse, passant de -20% à -10% fin 2009. Il ne faut pas bloquer les embauches en marketing car quand le média reprend du souffle, la marque s’effondre par manque de marketing.

Ni les groupes de presse ni la pub ne semblent pouvoir sauver la presse. Est-ce que le Net payant peut être une solution ?

Le Net n’est pas la solution, ni gratuit ni payant. L’information de source est ubiquitaire, la plus value est donc l’enrichissement. Il faudrait des journalistes spécialisés, premières victimes des restructurations du fait de leur coût. Pourtant, les revenus publicitaires du Web ne peuvent rentabiliser les pertes du print. La preuve avec les pure player comme Bakchich qui sortent des extensions papier. On ne peut pas faire payer quelque chose de gratuit. Les lecteurs auront le choix entre un contenu moyen gratuit et un contenu – parfois – meilleur mais payant. La quantité de ceux qui payeront n’entrainera pas suffisamment de revenus.

[1] d’après un sondage TNS-Sofres de 2010

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